L’espace mythique

L’espace mythique est un lieu symbolique qui sert de pont entre les représentations mythico-religieuses et notre espace-temps tridimensionnel.

L’espace mythique

Les rites d’initiation et les mythes fondateurs, tels que les décrivent de nombreuses cultures, sont le moyen de manifester les lois cosmiques dans la matière. L’ordre qui se cache derrière les choses est ainsi rendu accessible à l’expérience : un espace « sacré », riche en significations, se fait jour. C’est dans un tel espace que, de nos jours, nous pouvons trouver notre « propre chemin ».

À divers endroits de la planète, on se sert du concept d’espace mythique pour organiser le monde du vivant. Toutes les traditions connaissaient cette idée. S’y rapportaient quantité de cérémoniels, de rites ; on s’y référait pour établir la mesure des temples, des habitations et de villes entières. Les règles de construction urbanistique en Mésopotamie, dans la vallée de l’Indus, au nord de la Chine, en Amérique Centrale, au cœur des Andes et sur le territoire Yoruba, dans l’actuel Nigeria, reposaient sur des concepts cosmologiques qui n’étaient pas présents, en l’état, dans la nature, mais que certains hommes inspirés furent capables, pour ainsi dire, d’inventer, sans qu’ils ne relèvent pour autant de la folie ni d’un quelconque arbitraire.

Les illustrations montrent des aspects de l’espace mythique qui donnent à voir une cosmogonie.

  • Ils établissent une liaison « verticale » tridimensionnelle avec les concepts cosmologiques, tout en les reliant à la réalité urbanistique concrète et sensible.
  • Ils colorent la réalité visible dans la mesure où même la ruine des constructions qui en découle n’affecte en rien la puissance magique qui leur a été conférée lors de l’acte rituel de leur fondation.
  • L’espace mythique est un lieu symbolique qui sert de pont entre les représentations mythico-religieuses et notre espace-temps tridimensionnel.

Quelles sont les qualités qui caractérisent cet espace mythique ?

Nous devons au mathématicien Euclide (IIIème siècle avant J.C.) un concept d’espace s’appuyant sur le principe d’homogénéité qui conduit indéfectiblement au même résultat : un étalon d’un mètre sera toujours de la même longueur, où que l’on soit. Et c’est sur ces piliers de vérifiabilité et de fiabilité que s’érigent à leur tour nos sociétés complexes. Cet espace est uniforme, partout il a la même qualité et la même densité. Les mathématiciens s’en réjouissent, quand bien même l’expérience de la spatialité au quotidien leur offre un démenti : certains lieux nous semblent plus petits qu’ils ne le sont en réalité et nous ne vivons pas la distance et l’éloignement de la même manière partout.

L’espace mythique, tel que décrit par le philosophe allemand néokantien Ernst Cassirer, se comporte à l’inverse de l’espace euclidien :

« Au contraire de l’homogénéité qui règne dans l’espace euclidien, et donc en géographie, dans la vision mythique du monde, chaque lieu et chaque direction sont singularisés par un aspect propre – en accord avec le caractère fondamental du mythe, à savoir que le profane et le sacré s’excluent mutuellement ».

(Photos de l’auteur, Peter Herrle)

Sanctuaire dédié à Vishnu à Katmandou (Népal) :

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Sanctuaire de Sankhu, à l’est de Katmandou (Népal) :

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Pour sa part, Mircea Eliade fait également la distinction en 1957 :
« Pour l’homme religieux, l’espace n’est pas homogène. Il porte des failles et des déchirures ; il est composé de parties qui se distinguent les unes des autres en qualité […]. Il y a donc un espace « sacré », c’est-à-dire puissant, riche en significations, et il y a d’autres espaces, qui ne sont pas sacrés et, partant, sans structure ni solidité, en un mot amorphes. Cette hétérogénéité de l’espace est vécue par l’homme religieux comme issue de la polarité entre l’espace sacré, le seul qui à vrai dire existe vraiment, le seul qui soit réel, et tous les autres qui environnent l’homme de leur étendue informe. […] L’expérience religieuse de l’hétérogénéité de l’espace consacre l’expérience originelle que nous pouvons comparer à la « création du monde ». Il ne s’agit pas là de théorie spéculative mais bien d’une expérience religieuse primordiale ineffable, qui précède toute réflexion sur le monde. » 1

Par le rituel de la création émerge un espace sacré.

À supposer que l’espace mythique ne soit pas pure spéculation religieuse, mais bien un élément constitutif de l’orientation de l’homme, et qu’à la suite de Mircea Eliade, nous puissions affirmer qu’il est bien ici question de « création du monde », donc de cosmogonie, alors les mandalas sont chargés de la signification de cosmogrammes.

Mandalas

Les mandalas sont des symboles qui expliquent le monde et sa cohésion ; ils apparaissent dans toutes les cultures sous les formes les plus diverses et constituent une identité collective. Ils ont pour effet d’inspirer en ce sens qu’ils doivent être d’abord transmis ou traduits par des « prêtres » initiés à partir de l’indicible jusque dans notre quotidien, et ce faisant, l’ordre en arrière-plan de toutes choses devient saisissable et compréhensible.

Cependant, les mandalas ne sont pas que des cosmogrammes ; ils rendent aussi témoignage d’un processus de réunification avec l’ordre universel, partant de l’idée que le grand Tout (unifié), en laissant se manifester le réel dans sa multiplicité, a perdu sa cohésion « divine », ou tout au moins que celle-ci n’est plus accessible aux hommes, en tout cas pas en permanence. Afin de reconnaître cette cohésion et d’y réagir consciemment en la vivant, nous avons désormais besoin d’images inspirantes, car le processus – sans représentation imagée de chacune de ses étapes ainsi que du but poursuivi – reste abstrait. Les mandalas peuvent nous en livrer des modèles.

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Le mandala comme cosmogramme, Paro Dzong (Bouthan). Source : Gansser, Augusto ; Gansser Ursula ; Olschak, Blanche C. (1969) : Bhoutan, le pays des trésors cachés. Bern.

 

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Le mandala comme voie d’initiation

Source : Khanna, Madhu (1979) : Yantra. The Tantric Symbol of Cosmic Unity. Londres. p. 75.

Interprétation du schéma (dans le sens des aiguilles d’une montre) :

En haut :
Involution — Évolution Unité originelle

Par la création se brise l’unité originelle et apparaît le multiple. La conséquence en est la polarité des personnalités

L’individu est coupé de la totalité originelle, mais, en secret, une liaison perdure

Le candidat aux Mystères (l’adepte) cherche par une voie intérieure (sadhana) à percer vers la guérison (ici – sur ce dessin) à l’aide de rituels, de diagrammes, et autres. Les diagrammes servent de lien entre l’homme et l’univers.

Les symboles sont intériorisés par des rituels et la méditation

L’adepte concrétise l’union avec l’Un, sa totalité

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Mandala Vastu Purusha et la partition en Padas.
Source : Volwahsen, Andreas (1968) : Inde bouddhique, hindoue, jaïn. Fribourg, p. 44.

Réintégrer le non-manifesté

Pour comprendre quelque chose qui n’est pas immédiatement saisissable, l’homme a besoin de récits, d’histoires qui ramènent l’abstrait et l’intemporel dans le monde présent. Les mythes cosmogénétiques sont de tels récits, ils livrent une explication du monde rassurante dans un univers anarchique et instable. Mais pareils récits ne se réfèrent pas seulement au monde dans son ensemble, ils portent aussi en particulier sur les cités. Les villes étaient et sont une accumulation de choses hétéroclites qui – sans  un tout supérieur qui les ordonne et bride les conflits potentiels – ne  pourraient fonctionner.

À cet endroit, on peut citer les paroles de Volwahsen : « Il y a longtemps, quelque chose existait, auquel n’était assigné aucun nom et dont nul ne connaissait la forme. Il était entre ciel et terre. Lorsque les dieux le virent, ils s’en saisirent et le clouèrent au sol, face contre terre, et les dieux le maintinrent tel qu’ils s’en étaient emparés. Brahma laissa les dieux se charger de lui et le nomma Vastu Purusha ».7

On voit clairement que la réintégration du non- manifesté dans le manifesté n’est nullement un processus automatique : l’âme abstraite (l’homme originel ou encore Purusha) doit être aidée pour se relier, en qualité de Vastu Purusha, au sol dont elle a été extraite. Ce travail de forcing (accompli par les dieux dans l’hindouisme) se dévoile dans les rites de fondation et d’initiation qu’on observe en Inde pour des bâtiments, voire des villes entières. Ceci pour rappeler qu’advenir dans l’espace-temps n’est pas une mince affaire.

La forme en carré représente la forme primordiale à l’origine de toutes les formes de construction et tout à la fois leur principe organisationnel. Vastu Purusha est attaché à la terre, tel est son rôle : mettre de l’ordre dans la confusion de la nature et trouver une place où vivre pour les hommes et les dieux. Le mandala de fondation symbolise l’espace organisé, ordonné, donnant accès à un espace certes invisible mais non moins réel. Tout rite de fondation sert à rétablir le lien entre les deux.

Mettre en lumière l’époque actuelle

Nous vivons dans un monde où tous les règnes du vivant sont fragmentés, où la globalisation et la dissolution du collectif nous acculent à l’isolement. À l’exception de valeurs orientées sur la consommation de masse, il n’y a pas de modèle qui nous rassemble tous. Les modèles religieux ont perdu de leur force. L’image de l’homme égocentré, le moi psychologique, qui s’épanouit à l’époque moderne, est née à la Renaissance. Le Florentin Philippo Brunelleschi (1377-1446) fait figure de découvreur de la perspective cavalière, qui place le moi au centre de l’observation. De cette façon, l’homme est pour ainsi dire chassé de l’espace mythique et considère désormais les objets à partir de sa propre perspective. Descartes (1596- 1650), précurseur de l’esprit des Lumières, prive Dieu de son trône céleste. Il souligne la maturité de l’homme, remise la religion dans le champ de la responsabilité individuelle et aplanit le chemin menant à la pensée contemporaine. Il est difficile, dans un tel contexte, de rallier l’être humain à un schéma collectif d’ordonnancement du monde et du cosmos.

C’est en 1968 que Jürgen Habermas constate qu’en ce qui concerne la reconnaissance et la légitimation des modèles, la société moderne se distingue de la société traditionnelle en ce que la légitimité « ne descend plus du ciel, héritée d’une transmission culturelle, mais qu’elle veut s’élever de bas en haut, par un travail d’auto-légitimation sociale. »7 En clair, dans la société moderne, les schémas d’explication datant de l’époque prémoderne, comme nous venons de les évoquer à l’endroit de l’espace mythique, sont devenus superflus.

Le résultat de ce travail d’auto-légitimation sociale est qu’actuellement nous vidons l’espace mythique de son sens au profit de l’espace consommateurs.

Non-lieux

L’anthropologue Marc Augé a stigmatisé la perte de sens des espaces en dénonçant l’émergence de « non- lieux » :
« Pourtant les non-lieux sont la mesure de notre temps, qui se laisse quantifier, et que l’on pourrait prendre […] si l’on faisait la somme des couloirs aériens, des lignes ferroviaires et des autoroutes, des maisons « mobiles » que l’on qualifie de « moyens de transport » (avions, trains, voitures), des aéroports, gares et stations spatiales, des grandes chaînes hôtelières, des parcs de loisirs, des centres commerciaux, et pour finir de l’enchevêtrement complexe de réseaux câblés ou sans fil qui utilisent l’espace extraterrestre pour orchestrer une communication d’un genre étrange, qui le plus souvent ne fait que se rencontrer l’homme et sa propre ombre ».

En d’autres termes, l’espace physique est vidé de son sens, des non-lieux voient le jour, soit des lieux sans significations. Le lien s’effiloche, qui nous reliait jadis à des modèles porteurs de sens ; églises et temples se muent en lieux du souvenir, ou sont dégradés au rang de monuments classés. Le sens migre vers les espaces virtuels.

Le nouveau se fait jour

À cette vision assez pessimiste de la culture, on pourrait opposer que les évolutions décrites précédemment recèlent également des opportunités pour « bien vivre », qui ne pourraient s’offrir sans la dissolution de l’ancien. On en considérera trois aspects.

Trouver son propre chemin de vie

C’est justement la science moderne qui met à mal son propre paradigme – selon  lequel une connaissance empirique devrait toujours être vérifiable – au  moyen de la théorie quantique. Ce sur quoi elle met le doigt ressemble peu ou prou à ce que nous avons décrit comme la construction de l’espace mythique : celui- ci advient sous l’impulsion de ses observateurs. Le résultat de certaines expérimentations dépend à l’évidence du niveau de conscience de celui qui les mène. De plus, la théorie des Quanta nous enseigne que l’infiniment loin et l’infiniment grand ne sont pas réellement différents de l’infiniment près et de l’infiniment petit, voire qu’ils ne font peut-être qu’un, et que c’est cette unité qui se présente sous différentes facettes. En quelque sorte, nous sommes à l’aube de redécouvrir la cohésion qui prédominait dans les sciences à l’ère prémoderne, et de lui redonner ses lettres de noblesse.

Sur le plan social, nous pouvons observer que le besoin qu’éprouve l’être humain de donner du sens hors de toute rationalité ne se dément pas. Jürgen Habermas parle aujourd’hui d’un monde « post-séculier » , dans lequel la religion en tant que porteuse de valeurs refait surface, alors même que la société, à vrai dire, n’est jamais devenue séculière, bien qu’elle ait plongé aux racines de l’émotion individuelle – ce que démontrent à l’envi les rayonnages de livres ésotériques dans les librairies, ainsi que la recrudescence de mouvements et groupuscules dont l’offre prosélyte a le vent en poupe. Mais à la différence de notre histoire passée, il s’agit maintenant de donner soi-même du sens à son chemin de vie.

Finalement, on peut observer – à rebours du processus d’atomisation de la société – une tendance allant vers plus de cohésion, donc vers la recherche collective de sens, de valeur, qui ne soit plus inféodée à un lieu donné. Il s’agit de réseaux translocaux qui attestent d’une vigueur insoupçonnée – pas seulement les réseaux de consommateurs, mais aussi les collectifs transnationaux qui poursuivent des buts communs. Il est intéressant de noter que tout ceci converge vers une mise en valeur de l’espace concret. Un réseau a besoin d’un lieu concret porteur de sens pour se développer, de même que l’interconnexion entre tous, qui n’est devenue possible que par les nouvelles technologies, doit s’inscrire dans le réel. L’espace mythique moderne est donc à la fois déspatialisé et ancré dans le local. Il appelle les non-lieux à la vie, par voie de conséquence, tout en trouvant son expression pleine et entière dans des lieux de rencontre concrets.


Le présent article est une synthèse d’une contribution parue sous le titre L’espace mythique et la science de la construction. Première parution : Fondation Rose-Croix (2014) : Inspiration et science. Birnbach.

[1] Wheatley, Paul (1971): The Pivot of the Four Quarters. A Preliminary Enquiry into the Origins and Character of the Ancient Chinese City. Chicago. p. 225.

[2] Cassirer, Ernst (1923-1929) : La Philosophie des formes symboliques, 3 tomes, Paris, Éditions de Minuit, 1972, t. II : La pensée mythique (1925), trad. Jean Lacoste.

[3] Eliade, Mircea (1965) : Le sacré et le profane, traduction de l’allemand de Das Heilige und das Profane, [1957], Paris, Gallimard, « Idées » ; rééd. « Folio essais » (1987).

[4] Tucci, Giuseppe (1961): The Theory and Practice of the Mandala. London.

[5] Volwahsen, Andreas (1968): Inde bouddhique, hindoue, jaïn. Fribourg (Suisse), Office du Livre, coll. « Architecture universelle », (trad. Marcelline de Montmollin), p. 43-44.

[6] Augé, Marc (1992): Non-Lieux. Introduction à une anthopologie de la surmodernité. Paris. En allemand (1994) : Orte und Nicht-Orte. Vorüberlegungen zu einer Ethnologie der Einsamkeit. Frankfurt. p. 94.

[7] Habermas, Jürgen (2001) : Foi et science. Prix de la paix des libraires allemands 2001. Francfort.

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Date: juin 3, 2020
Auteur: Peter Herrle (Germany)

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