Le Saint Graal – seconde partie

Le Graal est le "trésor de l'âme". Et ce trésor est enflammé et éveillé par l'amour divin. L'amour est lui-même une énergie sauvage et conduit donc le cœur dans le désert. Si Dieu n'est rien d'autre qu'amour, alors il n'est pas un dieu régulateur de la loi, mais inévitablement un dieu sauvage, plein d'une force vitale indomptable, dont l'amour germe et déborde comme le règne végétal envahit la terre.

Le Saint Graal – seconde partie

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Une phrase clé du Parzifal en moyen-haut allemand est : « diu menscheit hat wilden art » [1] (l’humanité est d’un genre sauvage). Cette phrase est d’autant plus significative qu’elle correspond au nom du château du Graal, que Wolfram appelle Munsalvaesche [2] (montagne du désert), ou encore : Wildenberc [3] (montagne sauvage). Dans la foulée, le conte sur la corde du chien mentionne un duc appelé « Ehcunaver von der wilden Blume » [4] (Ehcunaver de la fleur sauvage). Cette merveilleuse fleur sauvage est la clé du Graal. Dans son calice brille l’abondance entière et incommensurable de la création. Une rupture révolutionnaire avec l’image chrétienne officielle de Dieu est révélée. Le Graal n’apparaît plus dans le sanctuaire ecclésiastique protégé, mais dans son exposition nue à la nature sauvage intérieure. L’aube du Graal se lève dans le désert de l’âme – ou bien elle ne se lève pas du tout. C’est pourquoi Rudolf Steiner appelle le Graal « l’intérieur le plus profond de la nature humaine » ou encore « le trésor de l’âme » [5]. Et ce trésor de l’âme est enflammé et éveillé par l’amour. Par l’amour, qui est lui-même une énergie sauvage et qui conduit donc le cœur dans le désert [6]. Et si Dieu – comme on le dit dans de nombreux mouvements spirituels – n’est rien d’autre qu’amour, alors il n’est pas un dieu régulateur de la loi, mais inévitablement un dieu sauvage, plein d’une force vitale indomptable, dont l’amour germe et déborde comme le règne végétal envahit la terre.

Une autre clé de compréhension réside dans l’apparition quasi simultanée de l’idéal de l’amour courtois avec celui du culte de Marie. Dans les récits sur le Graal, la femme est d’une part crainte comme une créature diabolique qui entraîne les hommes dans le péché, mais en même temps elle est élevée comme une belle vierge et vénérée comme une sainte relique. Pour le chevalier, la vierge aimée devient le Graal du cœur. De même, dans de nombreux récits, le culte du Graal est célébré en l’honneur de Marie [7]. Les troubadours appelaient même Marie le Graal du monde [7]. Le Graal correspond donc à l’utérus féminin, et le chaudron celtique originel était lui aussi déjà lié aux mystères féminins.

Le conflit médiéval insoluble était néanmoins le suivant : dans le christianisme, Marie était la reine du Ciel parfaitement pure qui avait conçu son enfant de manière immaculée. Dans le paganisme, en revanche, la déesse était aussi une reine de la terre fertile qui ne dédaignait pas de s’impliquer dans ce monde avec tous ses sens. Cette « Dame Minne », la sainte Terre-Mère, la « Souveraine de la terre » – ou, sur le plan intérieur, l’âme, l’Anima et la Muse – est tombée dans l’oubli au cours de la longue domination du patriarcat et du Logos. C’est pourquoi les poètes du Graal ont dû ramener le côté nocturne à la surface et chercher le chemin du retour vers la nature sauvage à l’intérieur de l’être humain, afin de pouvoir également redécouvrir la déesse perdue. Ou comme le dit Aniela Jaffé, une étudiante de C.G. Jung : « Ce n’est que lorsque l’éradication de l’Éros du domaine sacré aura été surmontée que l’homme pourra se déployer dans sa plénitude et son unité. » [8] Plusieurs évangiles gnostiques vont également dans ce sens lorsqu’ils déclarent que Marie-Madeleine est la compagne intime de Jésus. Faut-il s’étonner que Lancelot, Schionatulander et Sigune s’écartent de la voie du Graal et sacrifient tout à une voie consacrée à Minne (un amour courtois idéalisé) ? La voie du Graal et la voie de Minne ne sont-elles pas en vérité une seule et même chose ?

Dans la Kabbale et dans certains traités d’alchimie, il est dit que le côté féminin de Dieu s’est exilé sur terre avec les créatures. Grâce à cela, cependant, une partie du divin vit et se tisse dans la nature. Ainsi, la quête du Graal s’avère être un chemin d’unité et de plénitude, qui cherche à guérir la blessure d’oppositions apparemment irréconciliables. La transformation spirituelle de l’être humain intérieur aura également un effet vivifiant et transformateur sur la nature extérieure. Aujourd’hui en particulier, dans le contexte de la crise climatique et de la multiplication des catastrophes naturelles, la terre menacée est à nouveau au centre de notre attention. Le mouvement écologique s’engage en faveur de la protection du climat et de l’environnement, d’un élevage respectueux des espèces animales et de la préservation des ressources. Mais qu’en est-il du « pouvoir vert » intérieur ? Le vert vivifiant qui est en nous ne doit-il pas être protégé tout autant que le végétal terrestre ? Pourquoi ne pas parler aussi de l’atmosphère déséquilibrée des cycles intérieurs ? La partie souffrante cachée en nous ne mérite-t-elle pas un cri d’alarme ? Non seulement le « chemin mystérieux » mène vers l’intérieur, comme le dit Novalis, mais la catastrophe naturelle oubliée, dont l’extérieur est une image-miroir, se produit aussi à l’intérieur de nous. Si la nature intérieure était encore intacte, il serait tout à fait naturel de vivre en harmonie avec l’extérieur. Mais l’écosystème intérieur s’est depuis longtemps effondré, les forêts magiques ont été abattues, les mers des nymphes d’eau ont été empoisonnées, les sources des fées ont été asséchées, les chemins du rêve ont été ensevelis, les fils du destin des sirènes ont été tranchés, sans que rien ne soit fait, du « côté officiel » de notre être, pour contrer la destruction.

Il est donc précieux de suivre avec dévotion le chemin du Graal, qui peut nous révéler combien il est nécessaire de ménager les trésors de l’âme comme les trésors de la terre. Au fond, c’est un seul et même trésor qui est illuminé par l’esprit divin ici comme là-bas. Il ne tient qu’à nous, à notre courage, d’embrasser la tension de l’opposition et de rallumer cette lumière spirituelle unificatrice. Dans le calice sauvage du Graal, dans le ventre de la Déesse, dans la puissance verte de l’âme, il y a de la place pour tout. Rien n’est exclu, chacun est invité à la transformation et à la renaissance, chacun est appelé à la vitalité et à la joie. C’est pourquoi le château du Graal est également appelé « château de la joie » et « château des âmes ». [9] La joie peut s’épanouir lorsque l’âme est autorisée à jouer à nouveau dans la nature, lorsqu’elle est autorisée à aimer les créatures aussi intimement que le Créateur, ce qui est naturel aussi sincèrement que ce qui est spirituel.

 

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[1] Wolfram von Eschenbach, Parzifal, Livre 9 : 489, 5.

[2] Par exemple, Parzifal, Livre 5 : 251, 1ff. et Livre 9 : 441, 13.

[3] Parzifal, Livre 5 : 230, 13

[4] Titurel, Verset 157 (Ehcunat de Salvasch Florien)

[5] Rudolf Steiner, Les mystères du monde et l’Anthroposophie (GA 54), p.437.

[6] Walther von der Vogelweide écrit à propos de ce mystère de la Minne (amour) : « La Minne n’est ni homme, ni femme, elle n’a ni choix, ni passion, elle n’est semblable à aucune autre. Elle est sauvage. » (L 81, 31 C 289)

[7] Par exemple, dans la prose de Lancelot, Perlesvaus, Le Morte d’Arthur, etc.

[8] Aniela Jaffé, Le mythe du péché dans l’œuvre de C.G. Jung, Daimon Verlag, Zürich 1983, p.148.

[9] Nigel Bryant (traducteur), The High Book of the Grail (Perlesvaus), D.S. Brewer, Cambridge 2007, p.196.

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Date: août 1, 2021
Auteur: Martin Spura (Germany)
Photo: Lee Travathan auf Pixabay CCO

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