Le Vent du Paradis souffle entre les oreilles des chevaux

Les deux chevaux, ou l’arcane du Chariot, sont un symbole universel de l’âme et des forces qui la mettent en mouvement.

Le Vent du Paradis souffle entre les oreilles des chevaux

 

« Le vent du Paradis, c’est celui qui souffle entre les oreilles des chevaux », dit un dicton des nomades du désert. Être sur un cheval, entre le ciel et la terre. Avec mes chevaux, ce que j’aime le plus, c’est me promener dans la grande forêt qui entoure ma maison. J’ai l’habitude de prendre avec moi deux des chevaux du troupeau.

Je monte l’un des deux, Grâce, un beau cheval espagnol à la robe d’un blanc immaculé, fin et racé, tandis que l’autre cheval me suit, ‘en dextre’, c’est-à-dire à ma droite, guidé par une longe. Mon cheval en dextre est un cheval gris pommelé, à l’encolure massive, à la croupe généreuse, trapu, du nom de Rétive. Un cheval puissant, mais au caractère fort et parfois obstiné.

Grâce trotte légèrement, se balançant élégamment comme un danseur, tandis que Rétive frappe fermement le sol de ses sabots. Lorsque le vent se lève, et que le temps est à l’orage, lorsque nous galopons et que des éclairs illuminent le ciel, le roulement des sabots se confond avec le grondement du tonnerre.

Ce ne sont pas seulement des promenades à cheval, mais ce sont aussi de profondes méditations philosophiques. Car, sachez-le, les chevaux sont d’une sensibilité extrême à l’état intérieur de leurs cavaliers. Le cavalier est-il pris dans ses pensées, dans des émotions tumultueuses ou dans les soucis de chaque jour, son cheval n’aura aucunement confiance en lui.

Mais si le cavalier est entièrement présent, conscient du privilège du moment, encore mieux, s’il est conscient de la beauté de chaque instant, s’il est intérieurement concentré, lumineux et clair comme une pure étincelle de vie, son cheval n’aura de cesse de le porter et de le servir, devançant même ses attentes. Avec les chevaux, l’idéation claire précède l’action juste, exactement comme dans le monde de l’âme.

Chaque sortie avec les chevaux est un enseignement. Depuis presque vingt ans que je pratique ces exercices en forêt, j’en suis arrivé à croire que la force qui met les chevaux en mouvement, ce ne sont pas leurs sabots. C’est un pouvoir mystérieux, c’est le pouvoir de la pensée juste, c’est le pouvoir universel de l’amour.

Et lorsque nous galopons, en pleine nature, la méditation atteint un niveau plus élevé. Alors, j’ai cette sensation d’être transporté dans un monde céleste. Alors, je comprends les légendes des anciens, le cheval ailé Pégase s’approchant de la montagne des dieux, ou bien la vision des quatre chevaux du vent aux quatre directions cardinales. Je ressens intérieurement le mouvement universel, la course du soleil, l’élévation de l’âme.

Mais lorsque Rétive, le cheval en dextre, manifeste sa jalousie, ou veut choisir une voie moins difficile, une pente moins raide, elle tire violemment sur sa longe, manquant parfois de me désarçonner. Soudain, me voilà ramené vers les réalités du monde terrestre, mis à terre par les émotions négatives. Les pensées élevées, l’état méditatif, la conscience d’être uni à l’univers, tout cela disparaît en un instant. À la place, voilà l’encolure épaisse et l’attitude obstinée de Rétive, refusant de prendre le chemin qui monte, manifestant sa mauvaise humeur parce que la route est caillouteuse, ou bien qui décide que c’est le moment de faire une pause et de déguster les grandes herbes au bord du chemin. De mauvaise grâce, nous devons ralentir, nous arrêter, abandonner l’ascension.

Les deux chevaux, ou l’arcane du Chariot, sont un symbole universel de l’âme et des forces qui la mettent en mouvement. Ce sont ces forces spirituelles qui sont représentées sur l’arcane du tarot, le Chariot.

F. F. Solesio, Jeu de tarot piémontais : le Chariot (1865)

Platon, il y a plus de deux millénaires, connaissait déjà la magie des chevaux. Dans son livre en forme de dialogue, le Phèdre, Platon nous dit que l’âme ressemble à la forme d’un attelage ailé et de son cocher. Le cocher représente l’essence divine de l’âme, et les chevaux représentent la force fondamentale de la matière manifestée. C’est la force qui permet à l’âme de se mettre en mouvement, de se déplacer et d’agir. Le mythe grec raconte que lorsque le cocher revient de son voyage céleste, arrive sur le mont Olympe où résident les Dieux, il place devant ses chevaux une nourriture divine, l’ambroisie, et les abreuve de nectar. Puis, le cocher prodigue des soins attentifs à ses chevaux, car ils ont escaladé le ciel, parcouru toute la voûte céleste du levant au couchant.

Le cocher représente ici le monde des idées. Le cocher a l’intention d’accomplir un voyage, mais ce sont les chevaux qui permettent à l’intention de se réaliser. De l’idée à la réalité, c’est la formule magique qui met l’univers en mouvement.

Platon parle des Idées comme des entités qui ont une forme immuable, qui ne connaissent ni la naissance ni la mort, qui n’admettent jamais en elles-mêmes aucun élément étranger à leur nature, qui ne se transforment jamais, et qui ne sont visibles qu’à l’intellect. Tout comme les intentions de mes chevaux, les Idées restent invisibles pour les sens, mais leurs conséquences deviennent bien apparentes lorsque les chevaux démarrent au grand galop. Les Idées sont constituées d’une essence éternelle, incorruptible. Elles ne sont pas liées à la contingence ou à la relativité des choses qui changent, mais restent éternellement semblables, immortelles et indissolubles.

Pour les anciens Grecs, l’âme humaine est semblable aux Idées. L’âme est semblable à ce cavalier qui guide ses chevaux. Et de même que l’univers des Idées invisibles transcende et régit le monde manifesté, visible par les sens, l’âme commande, maîtrise et dirige le corps visible.

Pourtant, impossible pour un humain de se représenter réellement l’âme, ou l’univers des Idées.

Impossible… car l’attelage de l’âme comporte deux chevaux aux caractères opposés. Il y a ce cheval blanc, Grâce. Ce cheval est bon, beau, son port est droit, son allure magnifique et puissante, il a l’encolure haute, la ligne du chanfrein légèrement courbe, tout comme les chevaux arabes à l’allure élégante. Son pelage est blanc et ses yeux noirs, il a un caractère aimable et doux. Une parole d’encouragement ou un regard suffisent.

Mais l’autre cheval est rétif, brutal et opposant. Platon le décrit ainsi : il a l’encolure épaisse, la nuque courte, un museau trapu, sa robe est d’un gris sombre, ses oreilles poilues, et ses yeux d’un gris délavé. Il a un caractère sanguin, emporté et têtu.

Marsile Ficin, lorsqu’il publia en 1484, à Florence, sa traduction des œuvres de Platon, accompagna le mythe du Phèdre et de l’attelage des chevaux par un commentaire. Il comparait les deux chevaux à deux caractéristiques de l’âme humaine.

Il précisait que le cheval blanc est modéré et réservé. Pour être conduit, il n’a pas besoin qu’on le frappe. Quant au cheval gris, il est d’un caractère obstiné et rétif. Ses réactions sont démesurées, empruntes de colère, et par-dessus tout, il veut occuper la première place. C’est à peine si un fouet garni de pointes le fait obéir, tant il se laisse gagner par les passions et la colère. Il arrive que le cocher doive soumettre ce cheval rétif par la force, faire céder sa croupe, car son comportement risque de ralentir et de faire chuter l’attelage tout entier. En conséquence, le cheval gris est empli de craintes que le cocher doive recourir à de tels châtiments, s’effraie de chaque mouvement du cocher, ce qui complique encore la conduite de l’attelage…

Marsile Ficin remarque, très justement, que ce cocher a un métier bien ingrat : le mauvais caractère de l’un des chevaux contrarie profondément la bonne marche de l’attelage et complique énormément le travail du cocher. La mésentente des deux chevaux brise l’harmonie de l’attelage et freine sa progression.

En conséquence, la montée de l’attelage, l’ascension spirituelle, se fait très difficilement. Le cheval rétif tire avec force. Il tire tout l’attelage vers la terre et oblige le cocher à le guider d’une main ferme.

C’est l’épreuve de l’âme humaine. Tout comme le cocher ou le cavalier, l’âme est trop occupée à tenter de rétablir la discipline et l’harmonie de ses chevaux ; elle ne peut pas quitter son attelage des yeux. Ce n’est que par instants qu’elle peut lever les yeux vers le but, les cieux, le monde des Idées. Et donc, elle n’acquiert du monde des Idées qu’une vision hâtive et tronquée, gravement incomplète. À cause de la fatigue, des efforts pour maîtriser l’attelage, l’âme humaine finit par s’éloigner des cieux, sans avoir été initiée à la contemplation des réalités idéales.

L’âme humaine est sans aucun doute apparentée au monde des Idées. Elle est d’essence éternelle, incorruptible. Mais l’âme humaine possède aussi en elle une essence profondément divisée. Le mélange des éléments qui la constituent fait que cette âme rencontre de pénibles difficultés lors de son ascension vers le monde des Idées. Tout ce qui constitue l’âme tend vers le même but, que ce soit le cheval blanc, le cocher, ou le cheval gris. Tous veulent retrouver leur maison, sur le mont de l’Olympe, s’abreuver de l’ambroisie. Ce qui les sépare et crée le désordre, c’est la manière d’atteindre le but. Le cheval blanc est modéré, discipliné, et suit facilement les indications du cocher. Le cheval gris se laisse posséder par ses émotions, et bien qu’il soit plein de force et d’ardeur, il compromet gravement le succès et la progression de tout l’attelage.

L’harmonie ne peut être rétablie par le cocher qu’au prix de souffrances, de punitions et de l’usage de la force, en n’étant que dans un équilibre instable et sans cesse remis en question. Ce sont les désirs antagonistes de l’homme qui sont, à chaque instant, la cause de ses difficultés.

C’est comme si le cavalier, lui aussi, était double. Une partie de sa conscience l’élève vers les réalités supérieures, tandis que l’autre le plonge dans la réalité matérielle du monde. L’une est soumise, obéissante et douce, tandis que l’autre est rebelle et obstinée. Pourtant, ces deux aspects de la conscience sont indissolublement unis. Tout comme les deux chevaux qui veulent, tous deux, se reposer et s’abreuver, les deux aspects de la conscience veulent atteindre le même endroit.

Tous veulent rétablir l’unité du tout pour accéder à la vérité. Oui, tout comme le chariot, comme l’attelage, les humains ont besoin de la force motrice du désir pour accéder à la vérité du monde de l’âme.

Le cavalier de l’âme découvre enfin le désir qui est au-delà de la dualité, le désir pur qui maintient en mouvement l’univers. Et voilà le vent du Paradis qui souffle entre les oreilles des chevaux.

Par-delà les sphères du jour et de la nuit, précédé de mes deux chevaux, je franchis les portes de la vérité.

 

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Date: mai 16, 2022
Auteur: Sylvain Gillier-Imbs (France)
Photo: Dimitris Vetsikas on Pixabay CCO

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